IV

Sur leurs robustes coursiers de Nihrain, des bêtes qui ne connaissaient ni la peur ni la fatigue, Elric et Tristelune traversèrent les contrées dévastées de l’Ouest.

Une fois, ils virent au loin un spectacle d’épouvante : une foule démoniaque et déchaînée détruisant un village disposé autour d’un château qui était lui-même en flammes, tandis qu’à l’horizon une montagne crachait le feu et la fumée. Les pillards avaient forme humaine, mais c’étaient des créatures dégénérées, qui buvaient le sang avec la même facilité qu’ils le versaient. Ils étaient commandés, bien qu’il ne prît pas part à leur orgie, par un cadavre orné d’atours éclatants, coiffé d’un casque d’or et brandissant une épée de feu, à califourchon sur le squelette animé d’un cheval.

Restant à distance prudente, ils s’éloignèrent rapidement à travers des brumes qui avaient la couleur et l’odeur du sang. Ils traversèrent des fleuves aux eaux de mort et des forêts murmurantes qui semblaient les suivre, sous des cieux où passaient de hideuses formes ailées portant des fardeaux plus hideux encore.

D’autres fois, ils rencontrèrent des bandes de soldats, la plupart vêtus de l’uniforme des nations conquises, mais dépravés et de toute évidence vendus au Chaos.

Selon les circonstances, ils les évitaient ou les combattaient. Lorsqu’ils arrivèrent enfin aux falaises de Jharkor et virent la mer qui les séparait de l’île de Pan Tang, ils eurent conscience d’avoir traversé ce qui était, littéralement, devenu l’enfer sur Terre.

 

Les chevaux de Nihrain étaient un cadeau précieux, en plus de leur force et de leur endurance exceptionnelles, ils possédaient certains autres pouvoirs. Sepiriz leur avait expliqué que ces coursiers se prolongeaient au-delà du niveau terrestre et que leurs sabots ne touchaient pas réellement le sol de la planète, mais celui d’un autre plan.

Cela leur permettait, du moins en apparence, de chevaucher dans l’air… ou sur l’eau.

Sans même ralentir leurs bêtes, Elric et Tristelune passèrent de la terre ferme sur la mer, et chevauchèrent vers la maléfique Ile de Pan Tang, où Jagreen Lern et ses terribles alliés se préparaient à appareiller avec leur gigantesque flotte afin d’aller écraser la flotte des Seigneurs du Sud avant de se lancer à la conquête de leurs terres.

— Elric ! cria Tristelune dans le vent gémissant, ne devrions-nous pas faire montre de plus de prudence ?

— Prudence, pourquoi ? Puisque les Ducs de l’Enfer savent sans nul doute que leur serviteur les trahit !

Tristelune se mordilla les lèvres, plus qu’inquiet de l’humeur féroce d’Elric. Et que Sepiriz ait charmé sa dague et son sabre à l’aide de quelques incantations ne le rassurait qu’à demi.

Les sinistres falaises de Pan Tang apparurent, fouettées par des vagues tourmentées et gémissantes. L’île entière était d’ailleurs entourée d’un halo obscur et mouvant.

Dès que leurs coursiers frappèrent de leurs sabots la plage rocheuse et abrupte, ils furent entourés par les ténèbres. Pan Tang avait de tous temps été gouvernée par une noire hiérarchie de prêtres, sinistre théocratie qui avait cherché à émuler les légendaires Rois-Sorciers du Glorieux Empire de Melniboné. Mais ces prêtres trop humains s’étaient pervertis en adorant une hiérarchie impie dont ils ne pouvaient comprendre la nature réelle.

Sepiriz leur avait indiqué la route à prendre, et ils traversèrent au grand galop l’île turbulente, vers sa capitale, Hwamgaarl, la Cité des Statues qui Hurlent.

 

Sur le chemin, une masse compacte de guerriers en cagoules noires, surgie de terre, leur barra le passage en chantant une litanie atroce et déchirante.

Elric préféra ne pas perdre de temps avec ce détachement des prêtres-guerriers de Jagreen Lern.

— Monte, coursier ! s’écria-t-il, et le cheval de Nihrain bondit vers le ciel, passant au-dessus des prêtres déconcertés.

Tristelune l’imita avec un sourire moqueur, et les deux compagnons foncèrent vers Hwamgaarl !

Aucun obstacle ne se présenta devant eux, car Jagreen Lern avait certainement pensé que le détachement les arrêterait au moins un certain temps.

Mais, lorsqu’ils arrivèrent à un mille de la Cité des Statues qui Hurlent, le sol se mit à trembler et des fissures béantes apparurent sous eux. Cela ne les inquiéta pas outre mesure, car leurs montures n’avaient nullement besoin de prendre appui sur le sol terrestre.

Alors le ciel subit d’étranges changements, et des traînées d’ébène luisante traversèrent les ténèbres, tandis que des fissures surgissaient des formes monstrueuses !

C’étaient des lions à tête de vautour, hauts de cinq mètres, qui s’élancèrent vers eux avec une faim joyeuse, dans le bruissement de leurs crinières de plumes.

Elric éclata de rire en les voyant, et Tristelune épouvanté crut que son ami était devenu fou.

Mais Elric connaissait bien ces vampires, car ils avaient été créés par ses propres ancêtres une douzaine de siècles auparavant. Sans doute Jagreen Lern les avait-il découverts quelque part dans la zone séparant la Terre du Chaos et les avaient-ils utilisés sans s’inquiéter de leur origine.

Des mots anciens se formèrent sur les lèvres pâles de l’albinos, et il parla affectueusement aux monstrueux animaux.

Ils s’arrêtèrent et semblèrent hésiter, ne sachant plus à quel maître obéir.

Les ailes battantes, ils enfonçaient nerveusement leurs longues griffes dans la roche, y creusant de profondes traînées.

Elric et Tristelune profitèrent de leur indécision pour traverser le terrifiant troupeau, mais immédiatement après, une voix grave et coléreuse se fit entendre dans le ciel, ordonnant dans la Langue Sacrée de Melniboné : Détruisez-les !

Un lion-vautour fit un bond incertain vers eux, un autre le suivit, puis un autre et toute la meute se mit à leur poursuite.

Plus vite ! murmura Elric au coursier de Nihrain, mais le cheval avait peine à maintenir la distance qui les séparait.

Il fallait faire face. Au fin fond de sa mémoire devait reposer une incantation que son père lui avait apprise, enfant. Il y avait l’incantation pour les appeler, et une autre aussi…

Et une autre, oui, pour les renvoyer dans le domaine du Chaos. Serait-elle efficace ?

Il composa son esprit et ordonna les mots, tandis que les bêtes ailées plongeaient vers eux.

 

Créatures ! Matik de Melniboné vous a modelées

Dans la glaise informe de la folie !

Si vous voulez demeurer telles que vous êtes,

Partez ! Sinon Matik remodèlera la glaise.

 

Les créatures s’immobilisèrent, et Elric répéta désespérément l’incantation, craignant d’avoir commis une erreur, soit dans son état d’âme, soit dans le rythme des mots.

Tristelune, qui avait fait halte aux côtés d’Elric, n’osait exprimer sa peur, car il savait qu’il n’était pas bon d’interrompre le sorcier albinos dans ses incantations. Il entendit avec épouvante la bête qui menait la meute émettre un rugissement croassant.

Elric, lui, l’entendit avec soulagement, car ce cri signifiait que les bêtes avaient compris sa menace et étaient obligées de lui obéir.

Lentement, avec hésitation, elles regagnèrent les fissures et disparurent sous terre.

Couvert de sueur mais triomphant, Elric s’écria :

— La chance nous accompagne ! Jagreen Lern a sous-estimé mes pouvoirs, ou alors il est incapable de faire mieux ! Encore une preuve que c’est le Chaos qui se sert de lui et non le contraire.

— Il vaut mieux ne pas tenter la chance en parlant de la sorte, dit Tristelune. D’après ce que vous m’avez dit, ce n’étaient que babioles en comparaison de ce qui nous attend !

Elric lui jeta un regard noir, mais inclina la tête affirmativement. Il n’aimait pas penser à la tâche qui l’attendait.

Ils approchaient des hautes murailles de Hwamgaarl. Entre les redents destinés à décourager d’éventuels assaillants, ils apercevaient parfois les statues hurlantes, qui furent jadis des hommes et des femmes, que Jagreen Lern et ses prédécesseurs avaient changés en pierre tout en leur conservant la vie et la parole. Elles parlaient peu d’ailleurs, mais hurlaient beaucoup, et leurs cris atroces retentissaient dans l’immonde ville comme les cris des damnés, car damnées, elles l’étaient.

Elric, quoique familier de ce genre de chose, était horrifié par les vagues de sanglots qui leur parvenaient.

Puis, les herses s’abaissèrent en grinçant et une légion de soldats armés jusqu’aux dents sortit de la ville.

— Il semble que Jagreen Lern ait épuisé sa sorcellerie, et que les Ducs de l’Enfer ne daignent pas l’aider contre deux vulgaires mortels ! dit Elric en portant la main à la noire épée runique qui pendait à son côté.

Tristelune était muet d’épouvante. Il tira ses deux lames enchantées, tout en sachant qu’il devrait vaincre sa peur pour s’opposer aux soldats qui arrivaient vers eux en courant.

Avec un hurlement sauvage qui, un moment, couvrit les cris des statues, Stormbringer surgit de son fourreau et, dans la main d’Elric, attendit impatiemment les âmes qu’elle allait boire et les forces qu’elle pourrait alors infuser à Elric, l’emplissant d’une noire vitalité volée.

Elric avait peine à supporter la sensation née de l’épée ; il cria néanmoins aux soldats qui s’avançaient :

— Regardez, chacals ! Regardez cette épée ! Elle a été forgée par le Chaos pour vaincre le Chaos ! Avancez, qu’elle boive vos âmes et répande votre sang ! Nous sommes prêts !

Et, sans attendre qu’ils arrivent, il éperonna son cheval et pénétra dans les rangs ennemis, fauchant tout autour de lui, retrouvant quelque peu les délices d’antan.

Et si complète était la symbiose qui le liait à l’épée qu’une joie délirante et meurtrière s’empara de lui, joie de voler les âmes qui empliraient ses veines déficientes d’une vitalité houleuse et impie.

Bien qu’il eût encore plus de cent guerriers entre lui et la porte toujours ouverte, il se fraya un chemin sanglant parmi eux. Tristelune, quant à lui, décima avec un égal bonheur tous ceux qui s’opposaient à son passage.

Bien que rompus à la guerre et à ses horreurs, les soldats évitèrent bientôt d’approcher l’épée runique hurlante et gémissante, et qui, brillant d’une noire lumière, perçait la surnaturelle obscurité.

Secoué d’un rire triomphal et fou, Elric ressentit la rude joie que ses ancêtres avaient dû connaître en mettant le monde à genoux devant le Glorieux Empire.

Oui, c’était bien le Chaos venu combattre le Chaos, mais un Chaos plus ancien et plus pur, venu détruire les parvenus pervers qui se croyaient les égaux des Princes-Dragons de Melniboné !

Par la tranchée sanglante qu’ils avaient taillée dans les rangs des soldats, Elric et Tristelune avancèrent jusque sous la monstrueuse mâchoire de la porte. Sans même ralentir, Elric alla de l’avant en riant, des ombres s’enfuirent en tous sens lorsqu’il fit son entrée, étrangement triomphale, dans la Cité des Statues qui Hurlent.

— Et maintenant ? haleta Tristelune, toute peur oubliée.

— Nous allons au Temple-Palais du Théocrate, évidemment. C’est certainement là qu’Arioch et ses pairs nous attendent !

Ils chevauchèrent à travers les rues vides, dans l’écho des hurlements, fiers et terribles comme s’ils avaient une armée derrière eux. De sombres maisons s’élevaient au-dessus d’eux, mais pas un visage n’osa se montrer aux fenêtres. Pan Tang avait formé le projet de conquérir le monde, et peut-être le réaliserait-il encore, mais, pour l’instant, ses habitants étaient totalement démoralisés par la vue de ces deux hommes prenant à eux seuls la ville d’assaut.

 

Ils arrivèrent à la grande place ronde au centre de laquelle l’énorme sépulcre de bronze se balançait au bout de chaînes gigantesques. Au-delà s’élevait dans un calme menaçant le palais de Jagreen Lern, tout en tours et en colonnes.

Les statues mêmes avaient cessé de hurler, et lorsque Elric et son compagnon avancèrent vers le sépulcre, les sabots de leurs bêtes ne firent aucun bruit en frappant la pierre. Elric tenait toujours son épée runique couverte de sang, et il en frappa un grand coup sur les chaînes supportant le sépulcre qui était l’objet le plus vénéré de ce lieu impie. La lame surnaturelle mordit dans le métal et coupa les maillons.

Dans le silence, le fracas assourdissant que fit le sépulcre en s’écrasant se répercuta mille fois dans les rues de Hwamgaarl, et tous ceux des habitants qui vivaient encore comprirent ce qu’il signifiait.

— Ainsi je te défie, Jagreen Lern ! cria Elric, conscient que toute la ville l’écoutait. Comme promis, je suis venu payer ma dette ! Arrive, marionnette ! Il s’interrompit un moment, car son exaltation ne suffisait pas à calmer ses craintes devant ce qu’il avait encore à dire. Viens ! Et amène avec toi les Ducs de l’Enfer…

Tristelune avala sa salive et regarda avec des yeux exorbités le visage contorsionné d’Elric. L’albinos continua :

— Amène Arioch, et Balan, et Maluk ! Amène les fiers princes du Chaos, car je suis venu les renvoyer définitivement dans leur propre royaume !

Lorsque les derniers échos de l’immense défi se furent tus, un lourd silence retomba sur la ville.

Puis, un son s’éleva des profondeurs du palais, un son trahissant un mouvement. Le cœur d’Elric battit à se rompre dans sa poitrine, lui rappelant son angoissante mortalité.

Il entendit le martèlement de monstrueux sabots et, plus près, des pas humains, lents et mesurés.

Ses yeux étaient fixés sur les grandes portes d’or du palais, à demi cachées par l’ombre des colonnes, et il vit ces portes s’ouvrir, lentement, silencieusement.

Un homme s’avança, rendu minuscule par l’immense porte. Il regarda Elric. Une horrible colère couvait dans ses yeux.

Il portait une armure écarlate, qui paraissait chauffée au rouge. À son bras gauche était fixé un bouclier de la même matière, et sa main droite tenait une épée d’acier.

Jagreen Lern parla, d’une voix qui tremblait de rage :

— Ainsi, roi Elric, tu as tenu parole, au moins en partie.

— Je tiendrai parole en entier, dit Elric avec un calme soudain. Avance, Théocrate. Je te porte un juste défi et te ferai face en un combat singulier.

Jagreen Lern eut un rire caverneux et railleur.

— Juste ? Avec cette lame que tu portes ? Naguère je lui ai fait face sans en périr, mais aujourd’hui elle a brûlé le sang et les âmes de plus de vingt de mes meilleurs prêtres-guerriers. Non, je ne serai pas fou à ce point. Non… fais plutôt face à ceux que tu as provoqués !

Il fit un pas de côté.

Les portes s’ouvrirent plus grand. Si Elric s’était attendu à voir apparaître des géants, il eût été déçu : les Ducs avaient pris forme humaine.

Mais ils dégageaient une intense aura de puissance qui faisait vibrer l’atmosphère tout autour d’eux. Ignorant la présence de Jagreen Lern, ils s’arrêtèrent au bord de la plus haute marche.

Elric entrevit leurs beaux visages souriants et un frisson le parcourut, car ils reflétaient une sorte d’amour, une sorte de fierté, et une telle assurance qu’un moment il fut tenté de sauter de son cheval pour aller se jeter à leurs pieds et implorer le pardon pour ce qu’il était devenu.

— Alors, Elric, lui dit Arioch d’une voix très douce. Te repens-tu ? Nous reviens-tu ? Tant sa voix argentine était belle qu’Elric faillit de nouveau mettre pied à terre.

Puis, se bouchant les oreilles pour ne pas entendre, il cria :

— Non ! Non ! Ce qui est à faire, je le ferai ! Votre heure, de même que la mienne, est passée !

— Ne parle pas ainsi, Elric, dit Balan d’une voix persuasive qui résonna dans les os de son crâne. Jamais, même en ses débuts, le Chaos n’a été aussi puissant sur Terre. Nous te ferons grand, nous te ferons Seigneur du Chaos, et tu seras immortel. Tu seras notre pareil, Elric ! Mais si tu continues à te conduire aussi stupidement, tu ne connaîtras que la mort et l’oubli.

— Je le sais ! Et je ne désire pas que l’on se souvienne de moi dans un monde régi par la Loi !

Maluk eut un rire d’une infinie douceur.

— Cela n’arrivera jamais. Nous contrarions toutes les tentatives que fait la Loi pour venir en aide à la Terre.

— C’est pourquoi il faut vous détruire, s’écria Elric.

— Nous sommes immortels, nul ne nous tuera jamais, dit Arioch avec un soupçon d’impatience.

— Alors, je vous renverrai dans le Chaos, et vous perdrez à jamais votre puissance terrestre !

Elric leva sa lame runique, et elle frémit dans sa main, gémissant doucement, partageant, apparemment le manque d’assurance de son maître.

— Vois ! dit Balan en descendant les marches. Vois, même ta fidèle épée sait que nous disons vrai.

— En un sens, vous dites vrai, intervint Tristelune d’une voix tremblante, stupéfait de sa propre audace. Mais il est une vérité plus grande, une vérité qui lie le Chaos aussi bien que la Loi : l’Équilibre. La Main Cosmique maintient cet équilibre sur Terre ; parfois, la balance s’incline légèrement d’un côté, parfois de l’autre, ainsi sont créés les différents âges de la Terre. Mais un tel déséquilibre est manifestement mauvais. Voilà ce que vous aviez peut-être oublié !

— Nous l’avons oublié pour une excellente raison, mortel : ce déséquilibre est tellement en notre faveur que l’équilibre ne pourra plus jamais être rétabli. Nous triomphons !

Elric profita du silence qui s’ensuivit pour ordonner ses pensées. Sentant sa confiance revenir, Stormbringer vibra plus fort dans sa main.

Les Ducs aussi le sentirent, et échangèrent un regard.

Le beau visage d’Arioch flamboya de colère et son pseudo-corps descendit les marches. Les autres Ducs le suivirent.

Elric recula de plusieurs pas.

Un éclair de feu vivant apparut dans la main d’Arioch et vint frapper Elric, qui ressentit une douleur glaciale dans la poitrine. Il vacilla sur sa selle.

— Ton corps a peu d’importance, Elric, mais songe qu’un tel coup porté à ton âme… hurla Arioch, laissant tomber le masque de la patience.

Elric rejeta la tête en arrière et éclata de rire. Arioch s’était trahi, en montrant le trouble qui l’habitait.

— Arioch… jadis, tu m’as aidé à vivre. Tu le regretteras !

— Il est encore temps de réparer ma folie, ambitieux mortel !

Un autre éclair de feu jaillit, mais cette fois Elric interposa Stormbringer et vit avec soulagement qu’elle détournait le coup de l’arme diabolique.

Mais ils étaient sûrement condamnés, à moins qu’il ne pût invoquer une aide surnaturelle. Pourtant, Elric n’osait pas appeler les frères de l’épée runique. Pas encore. Il fallait trouver un autre moyen.

Tout en reculant devant les éclairs déchirants, suivi de près par Tristelune qui murmurait des charmes inefficaces, il pensa aux lions-vautours qu’il avait renvoyés dans le Chaos. Peut-être pourrait-il les rappeler…

L’incantation était encore présente dans son esprit ; il suffisait de changer légèrement son état mental et quelques mots.

Calmement, en parant mécaniquement les éclairs lancés par les Ducs dont les traits, tout en conservant leur beauté, prenaient un aspect maléfique, il entonna l’incantation :

 

Créatures ! Matik de Melniboné vous a modelées

Avec la glaise informe de la folie !

Si vous voulez vivre, aidez-moi

Et venez ! Sinon Matik remodèlera sa glaise.

 

Des sombres profondeurs de la place, les bêtes surgirent, menaçantes, leurs becs crochus grands ouverts.

Elric cria aux Ducs :

— Les armes mortelles ne peuvent rien contre vous ! Mais voici des bêtes venues de votre monde, goûtez à leur férocité.

Et il donna l’ordre aux monstres de se jeter sur les Ducs.

Visiblement décontenancés, Arioch et ses pairs remontèrent l’escalier monumental menant au palais, tout en hurlant des ordres qui restèrent sans effet sur les animaux géants.

Arioch cria des paroles délirantes, puis son corps se fendit et prit une forme nouvelle pour faire face aux bêtes, couleurs et sons chaotiques, matière torturée.

Derrière les féroces démons, Elric vit Jagreen Lern s’enfuir dans le palais. Espérant que les rapaces géants tiendraient les Ducs en échec, Elric contourna au galop les monstres en furie et monta les marches.

Montés sur leurs chevaux, les deux hommes franchirent la gigantesque porte et aperçurent le Théocrate terrifié courant devant eux.

— Tes alliés sont moins forts que tu ne le pensais, Jagreen Lern ! hurla Elric en avançant vers son ennemi. Imbécile d’une race trop jeune, croyais-tu par tes pouvoirs égaliser un Melnibonéen ?

Jagreen Lern montait en courant un grand escalier en spirale, effrayé au point de ne pas oser se retourner.

Elric arrêta sa monture et éclata de rire en regardant le fuyard.

— Ducs ! Ducs ! sanglotait Jagreen Lern en montant les marches. Ne m’abandonnez pas !

Tristelune murmura à son ami :

— Ces créatures ne pourront quand même pas vaincre l’aristocratie de l’enfer ?

Elric secoua la tête.

— Je n’en attends pas tant, mais je peux expédier Jagreen Lern, cela mettra un point final à ses conquêtes et à ses invocations démoniaques.

Il donna de l’éperon et son coursier de Nihrain monta les marches à la suite de Théocrate. Les entendant venir, ce dernier s’engouffra dans une chambre. Elric entendit une lourde barre retomber et des verrous grincer.

Il atteignit la porte et la fit tomber d’un coup de son épée. Il regarda à l’intérieur de la petite chambre. Jagreen Lern avait disparu.

Elric abandonna sa monture et entra. Il y avait, à l’extrémité opposée de la pièce, une petite porte qu’il démolit sans difficulté. Il découvrit un escalier étroit, celui d’une tour sans doute.

Enfin, je peux prendre ma vengeance, pensa-t-il en arrivant devant une dernière porte, en haut de l’escalier. Il la frappa de son épée, mais elle résista.

— Malédiction ! Elle est protégée par un charme ! jura-t-il.

Il allait l’attaquer de nouveau lorsqu’il entendit Tristelune l’appeler d’en bas :

— Elric ! Elric… ils ont vaincu les créatures ! Ils reviennent dans le palais !

Jagreen Lern devrait donc attendre… Il descendit les escaliers en courant, traversa la petite chambre et parvint en haut du grand escalier. Dans la salle du palais, il vit les formes mouvantes de la trinité impie. Quelques marches plus bas, Tristelune tremblait de tout son corps.

 Stormbringer, dit Elric, je crois qu’il est temps d’invoquer tes frères.

L’épée se retourna dans sa main comme pour marquer son accord.

Elric se mit à psalmodier la rune que Sepiriz lui avait apprise ; elle lui déchira l’âme et le gosier.

Stormbringer gémit un funèbre contrepoint à son chant ; les Ducs, bien que lassés par la bataille passée, prirent de nouvelles formes menaçantes et montèrent vers Elric.

Au même instant, tout l’espace de la grande salle sembla s’emplir d’ombres, de formes diffuses dont l’être était en partie sur le niveau terrestre et en partie sur celui du Chaos. Elric les vit bouger, se préciser, et soudain il lui parut que l’air était empli d’un million d’épées, chacune jumelle de Stormbringer !

Se fiant à son instinct, Elric jeta sa fidèle épée au milieu des autres. Elle resta suspendue devant elles, et elles parurent l’accepter.

— Prends leur tête, Stormbringer ! Mène-les contre les Ducs, sinon ton maître va périr et tu ne boiras plus jamais d’âme humaine !

La mer d’épées s’agita et émit un million de terrifiants gémissements. Les Ducs se jetèrent vers l’albinos, et il recula devant la haine atroce qui émanait de leurs corps difformes.

Regardant par-dessus la balustrade il vit Tristelune affalé sur sa selle, mais ne put voir s’il était mort ou simplement évanoui.

Puis les épées se précipitèrent vers les Ducs, et sa tête tourna devant la vision du million de lames plongeant dans la matière naturelle de leurs corps.

Le bruit affreux de la bataille l’assourdit et la vue de ce conflit monstrueux l’aveugla. La noire vitalité de Stormbringer lui manquait. Il sentit ses genoux trembler, et ses jambes cédèrent sous lui. Il ne pouvait rien faire pour aider les frères de l’épée noire dans leur lutte contre les Ducs de l’Enfer.

Il s’évanouit, et ce fut sans doute heureux pour lui, car s’il avait assisté plus longtemps à cet horrible spectacle, il serait devenu complètement fou. Il sombra avec bonheur, sans savoir qui l’emporterait.

Stormbringer
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